PRÉFETE DUFFAUT ET DIEUDONNÉ CÉDOR1
Deux fils authentiques du Centre d’art Haïtien
Prince Guetjens
Haiti Liberté, Avril 2011 à Isa, Glory et Sylvie
Ville imaginaire de Préfette Duffaut |
La foule souvent conservatrice est restée fidèle à cette notion du temps absolu défini par Newton, dont l’écoulement uniforme comparable à celui d’un fleuve enveloppe tout changement dans un enchaînement indéfini des formes naissantes. C’est moins le temps que la « durée » qui est conçue ainsi comme le tissu physiologique et psychologique de notre vie, toujours semblable à lui-même malgré le renouvellement incessant de ses cellules.
On comprend que les esprits restés fidèles à cette notion du temps classique, ceux qui admettent que le fils doit hériter de son père exigent de toute forme nouvelle qu’elle soit conséquente à ses antécédents. On comprend qu’ils soient décontenancés par le caractère insolite, par l’instinct de révolution des œuvres de notre temps. Toutefois rien n’explique pourquoi, au-delà des contingences, ces gardiens du temple ne se soient pas permis de faire une expérience esthétique toute neuve au contact de ces différentes écritures qui ont représenté la peinture haïtienne pendant cette période. Une expérience capable de procurer une jouissance esthétique qui se distingue de la simple jouissance sensuelle par la distance esthétique, la “distanciation du sujet et de l’objet”, comme l’ont confirmé toutes les théories esthétiques, quasi unanimes, depuis Kant et sa conception du plaisir désintéressé.
Sans vouloir chercher des similitudes entre des écritures picturales, qui se situent aux antipodes l’une de l’autre, nous pouvons au moins analyser et tenter de comprendre les conditions de la cohabitation de ces deux propositions Cédor et Duffaut ; deux fils authentiques du Centre d’art Haïtien, « en un lieu et en un temps ». Et ainsi présager tout le bien qui pourrait en découler au profit de la peinture haïtienne.
Bâtisseur de villes dans un univers merveilleux, Préfète Duffaut se singularise par sa capacité à créer sa propre tessiture. Malgré son penchant pour le paysage, le pinceau de Duffaut se refuse au sens du volume et son organisation de l’espace n’est pas tributaire des normes de la peinture occidentale. Comme un leitmotiv, la mer traverse les villes imaginaires suspendues de Duffaut d’un bout à un autre, des villes propres, animées, grouillantes d’activités, coloriées avec des portes et des routes, où il fait bon vivre. Elles ne se courbent pas toujours aux normes de la géométrie et de la pesanteur, là où elles se situent dans l’espace interplanétaire. Il élève ses villes en fonction de l’environnement (montagne, plaine et mer), qui caractérise l’île des Taynos. Pour rendre ces montagnes, ces plaines et ces bras de mer perpendiculaires au sol, il ajoute des masses qui échappent aux lois de la pesanteur et de l’équilibre.
Dans la peinture de Duffaut l’ensemble se fortifie au détriment du détail et vice-versa. Malgré le fait que ce monde imaginaire paraît riche, touffu par endroits, les habitants qui encombrent les rues, les bidonvilles soigneusement arrangés et tout le paysage, c’est toujours dans la valorisation du détail que l’ensemble en sort renforcé. Toujours dans le refus d’apprécier les peintures pour ce qu’elles sont, certains critiques soutiennent que seul Rigaud Benoît parmi les peintres populaires eut été à la hauteur d’un travail aussi soigneusement réalisé. Cette écriture magique qui n’hésite pas à offrir des villes flottantes avec pour seules attaches des ponts, qui relient plusieurs étages étapes. Cette peinture qui ne s’embarrasse pas à faire intervenir des entités spirituelles opposées sur le même plateau : des êtres spirituels qui aident les humains à traverser les affres de l’enfer, des démons aux cornes pointues surgissant des flammes, des anges montant la garde au faîte d’une tour, des anges jouant de la trompette, n‘est comparable qu’à elle-même.
La Danse de Dieudonné Cédor |
Des trois peintres qui conduisirent la « lutte » aboutissant à la fondation du Foyer des arts plastiques (FDAP), Dieudonné Cédor fut le seul peintre populaire. Embarqué malgré lui dans ce mouvement de revendication pour la « liberté et l’autonomie », il n’a pas compris assez tôt que cette « lutte » n’était peut-être pas la sienne.
De lui Jacques Alexis écrivit ceci : « Cette fois comme toutes les autres, je me suis rendu à l’exposition de Cédor, ainsi qu’on va recevoir une leçon d’amour et de fraternité humaine, avec la certitude de rencontrer le langage de la vérité et de la beauté ». Quel vibrant hommage pour un peintre qui dès son arrivée au Centre d’art en 1946, a été confié à un autre peintre populaire Rigaud Benoît ; chargé de lui faire ses premiers outils, en lui octroyant les principes élémentaires de cette démarche picturale.
Cette jeune recrue issue des quartiers pauvres de la capitale, ne va pas tarder à prendre place dans un Centre d’Art en pleine mutation, à côté d’autres camarades inscrits dans la tessiture populaire. Dans un premier temps, sa technique restait assez tributaire de son maître, avec des emprunts évidents à Hector Hyppolite. Plans superposés, personnages à têtes énormes proportionnelles, sans doute, à leur importance, couleurs violentes et crues qui se démarquent de plus en plus de Rigaud Benoit. À l’époque il avait un faible pour les grisailles et les verts calcinés, superpositions de bleu de Prusse et de rouge écarlate, etc.
Il récupérait des motifs d’un peu partout pour les intégrer dans son univers pictural. À Hector Hyppolite il empruntait les branches fleuries qui encadraient les portraits, pour les convertir en structure de base. Selden Rodman avait fait comprendre que Dieudonné Cédor était meilleur peintre quand son dessin tend vers l’abstraction, ou quand il brosse sévèrement un tableau (Toussaint Louverture). Dans son célèbre tableau (Trois Femmes), il étalait une sensation de sérénité et de calme vite dynamisée par la lumière crue, qui exaltait à l’époque ses ocres, ses bleus et ses bruns. La simplicité des personnages tendait parfois vers un dénuement qui ne va pas entamer le décor, suintant assez le désespoir d’une existence ratée.
Tout au début Cédor offrait le profil d’un timide audacieux, qui laissait l’impression d’un jeune homme qui savait ce qu’il désirait. Il avait un rêve personne ne pouvait en douter. Selden Rodman avait fait remarquer que déjà vers 1948, Cédor suivait des cours du soir dans l’intention de pouvoir lire des poètes français contemporains, particulièrement Paul Eluard.
Il a eu de nouveaux maîtres au Foyer des Arts Plastiques. Sous la direction de Lucien Price, Max Pinchinat et de Madeleine Paillère, il fit la découverte de certains maîtres de la peinture occidentale tels : Michel-Ange, Cézanne, Gauguin et Vincent Van Gogh. Il étudia assidûment leur technique dans le détail. Rien ne semblait pouvoir satisfaire sa soif de savoir, quand il ne peignait pas il lisait ou feuilletait des ouvrages d’art. Ce fut une quête sans escale jusqu’en 1962. Chacune de ses œuvres réalisées vers cette époque représentait pour lui une expérience nouvelle, mais aussi un objet d’inquiétude et d’insatisfaction. Il était clair que ce peintre allait tout droit vers sa mort artistique.
Dans sa contribution à l’histoire de la peinture haïtienne, l’auteur de « Haïti et ses Peintres » a noté ce qui suit : « Nous pouvons distinguer trois périodes dans l’évolution de Cédor après sa rupture avec le Centre d’Art, les années 1950-1953 devant plutôt être considéré comme des années de conversion, d’études et de formation.
La première période commence en 1953, au moment où il se décide vraiment à affronter le public, et va jusqu’en 1956-1957—Cédor est alors au FDAP.
La deuxième période se situe principalement à la Galerie Brochette. Elle couvre les années de 1957 à 1962. Elle est la plus forte et la plus importante. Cédor devient l’un des artistes haïtiens les plus en vue et les plus respectés.
La troisième période s’ouvre en 1962—1963. Cédor a presque entièrement renoncé à ses rêves. Il se sent d’ailleurs seul et isolé. Ses anciens camarades de la Galerie Brochette se sont dispersés ou ont abandonné la lutte ». Et, j’ajoute, la palette de Cédor se suicida.
Il est important de noter que l’auteur de “Haïti et ses Peintres”, a fait le choix délibéré de gommer le passage de Dieudonné Cédor au Centre d’Art Haïtien (1946-1950), un peu comme si cette première période n’en valait pas la peine. Pourtant toute tentative d’étudier la démarche picturale de ce peintre doit nécessairement tenir compte de ces premiers balbutiements à un moment où la palette de l’artiste était fortement alimentée par son quotidien social et son objectivité culturelle
En réalité l’artiste Cédor s’est éteint, le jour où l’artiste s’est laissé embrigader dans le complot contre le Centre d’Art. Cédor eut le statut de maître de la peinture parce que le Centre d’Art existait, tout simplement. C’est le caractère anthropologique (sanctuaire) et non le caractère académique (beaux-arts) de la création artistique qui lui conférait ce statut. N’ayant pas pris le temps de réfléchir, il n’a pas pu se rendre compte de la réalité. Au Centre d’Art Dieudonné Cédor fut beaucoup plus important que Lucien Price, Max Pinchinat ou n’importe quel autre peintre dit avancé. Mais au lendemain de la fondation du Foyer des Arts Plastiques (FDAP), sans en avoir conscience il a hypothéqué cet acquis, contre une modeste carte d’apprenti peintre, sans aucun espoir de devenir, un jour, un artiste peintre véritable. Pour
être à même de recevoir les savoirs de ses nouveaux formateurs, il a dû refouler la plupart des connaissances acquises au Centre d’Art, et bien évidemment une part fondamentale de lui-même.
Extrait de l'essai : La Scission de 1950 : la mise en échec de la peinture populaire au Centre d'Art Haïtien.
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