lundi 6 février 2012

De Gauguin à Picasso


De Gauguin à Picasso
Le Primitivisme tend à se compromettre
Prince Guetjens

Paysage de Gauguin
Il n’est guère difficile de participer à la production du discours sur le Primitivisme ni même de déblayer, à partir de nouvelles béquilles théoriques, des pans jusqu’ici occultés de ce moment artistique pour le moins ouvert et encore inexploré. Souvent certaines histoires de l’art se contentent de ranger des créateurs pour le moins opposables dans leur conception de l’art dans un même panier. C’est quand il est question de mettre du contenu dans l’ossature préfabriquée par plusieurs siècles de réflexion que les problèmes commencent.
Au début on présentait le Primitivisme comme un remède aux maux de la culture moderne de l’Occident. Mais depuis quelque temps certains auteurs tendent à le montrer plutôt comme un aspect de la maladie.
Deux récits de l’art moderne nous permettent de montrer cette différence d’approche d’un artiste à un autre, sans commune mesure, dans le même courant, à seulement quelques années de distance.
D’abord, Paul Gauguin critiquant la décadence de l’art occidental, met le cap sur la Polynésie en 1891, pour se « retremper dans la nature vierge, de ne voir que des sauvages, de vivre leur vie, sans autre préoccupation que de rendre, comme le ferait un enfant, les conceptions de [son] cerveau avec l’aide seulement des moyens d’art primitifs les seuls bons, les seuls vrais ». Si le désir de régression mal contenu chez Gauguin va déboucher sur cette entorse qu’on nomme moderne, pour « certains civilisés », il permettra aussi à de nouveaux critères de beauté  et de bienséance de voir le jour.
Pour lui, ces artistes qu’il appellent « primitifs » évoluent dans un univers enchanté. Là où un homme dit moderne voit un arbre, ils voient un esprit. Aussi ils ont préservé les structures les plus ancestraux, par quoi l’imagination engendre un univers symbolique. C’est de là qu’il puise le thème des hallucinations superstitieuses pour ses grands tableaux.
Ensuite, Pablo Picasso qui, tout juste trois ans après la mort de Gauguin, entre le printemps et l’été 1907, reçoit une véritable révélation au contact des masques et totems venus d’Afrique et de Polynésie entreposés au musée d’Ethnographie du Trocadéro, parce que justement l’Occident ne les considérait pas comme des œuvres d’art.
Le maître espagnol va reprendre son tableau inachevé Les Demoiselles d’Avignon titré Le Bordel Philosophique au début, et peint de nouveaux éléments, à commencer par le faciès tordu de la gorgone en bas à droite, qui mettent en déroute les impératifs esthétiques et psychologiques de la culture occidentale.
Les Demoiselles d'Avignon de Picasso

Ce tableau remarquable découvre le «cratère toujours incandescent d’où est sorti le feu de l’art présent », selon André Salmon. Il inaugure aussi une approche visuelle qui servira d’intermédiaires à des zones inconnaissables dans les profondeurs les plus irrationnelles de la nature humaine. Ce qui est toutefois dommage, c’est le fait que l’ego de Picasso ne lui ait pas permis d’avouer publiquement sa rencontre fortuite d’avec les masques dans le Musée et chez son ami Henri Matisse.
D’emblée nous devrions constater que les méthodes diffèrent au niveau des deux démarches plastiques en présence ; Gauguin choisit de faire comme les Polynésiens, Picasso s’inspire des masques Africains. Mais la différence ne s’arrête pas là, la création des formes, l’organisation de l’espace, l’agencement des volumes, la schématisation caricaturale vers le cube, le choix dans la répartition de la lumière ainsi que la manière d’y repartir les couleurs sont autant de critères capables de soutenir cette thèse. Mais au-delà de cette affirmation ce que je tiens à démontrer, c’est surtout l’aboutissement des deux travaux pris de manière autonomes.
Quand Gauguin se dit « primitif », il veut surtout dire par là qu’il peint à la manière dont hommes des temps les plus reculés avaient créé les peintures dans les grottes. Au lendemain de son départ de l’Impressionnisme, cette figuration lui a permis de montrer que son graphisme simplifié et les couleurs artificielles « empruntées » des Polynésiens représentent le triomphe de l’imagination sur le regard. Il aimait à dire que son art se fonde sur les similitudes foncières qui existent entre les peuples de toutes les cultures, dans leurs structures mentales communes.
Bien que Picasso n’ait pas eu la grandeur d’âme d’accepter l’influence fracassante des masques Africains sur ce moment artistique qui l’a hissé sur le rebord du monde, le style qu’il peignait avant et les tableaux datant d’après sa visite du Trocadéro pour apprécier les « curiosités » sont là pour le contredire.
Ce qu’il est important de retenir dans les deux cas, c’est le fait que les deux artistes sont parvenus à enrichir l’art Européen à partir des conceptions du monde de certains peuples du Sud. Cette manière de soutenir, que les « primitifs » de la Polynésie peignent comme les premiers artistes de la préhistoire s’inscrit dans une démarche évolutionniste tendant à banaliser la culture de l’autre. Mais aussi à gommer le pillage des richesses des peuples des pays du Sud pour enrichir le Nord.
Toutes proportions gardées, un Picasso reprenant le graphisme des masques Africains, un Gauguin peignant à la manière des Polynésiens ne sont pas totalement différents de l’expédition des Espagnols conduits par Christophe Colomb, avec la bénédiction de l’Eglise catholique venue pour piller l’Amérique et perpétrer le premier génocide d’un pays Européen sur le nouveau monde.

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