vendredi 24 février 2012

Le Carnaval de Port-au-Prince
Une tradition chargée de signes et autres marques identitaires
Prince Guetjens
Le Maire de P-au-P  Mr. Muscadin Jn.Yves Jason
    Il ne fait point de doute que le Carnaval est la manifestation culturelle la plus importante du calendrier annuel haïtien. Il s’est imposé au cours de ces soixante dernières années comme la vitrine principale la mieux apte à promouvoir la culture nationale. Point n’est besoin de rappeler que le carnaval haïtien ne se résume pas au seul carnaval de Port-au-Prince Il en résulte toutefois que le carnaval de Port-au-Prince est à la fois soit à la fois haïtien et singulier, marqué du sceau de son histoire qui a débuté dès 1749.
    Cette ville qui ne comptait que deux cent mille âmes à l’occasion des festivités du bicentenaire de sa fondation avoisinait les trois millions et demi de gens avant le séisme du 12 Janvier 2010.
    Le carnaval de Port-au-Prince a évolué au rythme de sa ville. Une ville aux blessures encore béantes, marquées par l’exclusion, nées des questions de couleurs et de classes sociales. Cette tradition chargée de signes et autres marques identitaires est devenu au fil des temps un lieu où la cooptation renforce le pouvoir économique d’une minorité et une échappatoire, où les masses appauvries viennent évacuer / oublier leur indigence et renouveler leur espoir d’un lendemain meilleur.
    Malgré son incapacité à offrir un profil de ville assainie, la capitale haïtienne a toujours posé des balises pour avoir la garantie que l’organisation du carnaval ait des retombées positives sur la population. Ville où l’inégalité est criante, la discrimination plus ou moins discrète sous l’aiguillon des transformations économiques engendrant à chaque fois un monde d’aspirations et d’ambitions déçues. C’est sur ce fond plutôt sombre et dynamique que s’est déroulé le carnaval au cours de ces trente dernières années.
Passerelle Artistique réalisée par la Commission
d'Orientation du carnaval 2009
    Cette manifestation culturelle d’envergure dont la matrice faite d’arts visuels et d’art de la scène, s’articulant autour de la créativité des artistes, s’est révélée une vitrine / miroir où la production artistique et artisanale est exposée. En ce sens, le carnaval de Port-au-Prince représente donc la plus importante foire du pays. C’est un vaste atelier de création où tous les métiers de la musique, des arts plastiques, de l’architecture, de la communication, de la restauration, du mannequinât, de la couture, de la mode, de la sécurité sont mis en valeur, une orientation calculée dans le sens de la valorisation de la culture, permettra au carnaval de jouer son rôle fondamental.
    L’urgence de tailler nos propres outils pour intervenir sur les matériaux disponibles, dans cette vaste scène de représentation, se faisait sentir depuis bien longtemps. Pour être, performants et efficaces, ces outils devraient être, forgé à la dimension, des revendications de la population, qui déléguerait à l’art, à l’artisanat et à la littérature la tache de rendre / atterrir le sensible. Compte tenu du fait que les matériaux à organiser ont des prétentions artistiques, la simple logique voudrait que les outils soient d’ordre esthétique.
Recueil de Nouvelles réalisé par la
Commission d'Orientation 2009
    L’un des traits caractéristiques de l’art moderne, particulièrement dans l’espace plastique, c’est une capacité d’articuler des plans et de manier des volumes dans un univers soustrait aux lois de la perspective monoculaire d’Alberti. Quand Matisse utilisait des plans colorés de grandes dimensions, des rouges servant, contrairement à toutes les lois anciennes, de fond à des bleus de premier plan, il met en relief la vertu d’un nouveau système figuratif qui est moins intellectuel que sensible. Comme le cubisme est parvenu à détacher les plans du réel pour les manier librement, les associer à des niveaux variés, les superposer par transparence, ainsi est-il parvenu aussi à utiliser la couleur à des fins spéculatives où l’on voit se poursuivre la substitution du thème figuratif à l’objet au sens usuel du terme.
    Sans pour autant s’en soucier les créateurs de rêves qui habillent le carnaval de Jacmel et de Port-au-Prince (deux villes profondément pétries dans la tradition du carnaval), donnent à voir une illustration de cette orientation toute moderne de la création au niveau des arts plastiques. Cette illustration est évidente à travers une coexistence d’éléments que ne découvrait pas l’œil immobile, une activité plastique des surfaces, la mobilité des couleurs substituées aux valeurs.
    Au fait, la scène de carnaval se présente comme une grande surface peinte avec des couleurs, en un certain désordre, assemblées. Cette œuvre collective qui convoque des milliers des créateurs et de producteurs, exige un prise en charge effectif lui permettant de s’épanouir en toute autonomie.
Une Ecole de Danse
    Cette année, les festivités carnavalesques sont déplacées vers les Cayes avec son lot de frustration, d’attente et de déception. Mais, ce ne serait pas une mauvaise chose si les objectifs sociaux, culturels, économiques ou même esthétiques étaient clairement fixés par le biais d’une béquille théorique apte à légitimer la démarche. Mais hélas ! La seule argumentation que nous avions eue jusqu’ici, c’est la dénonciation de blanchiment de l’argent de la drogue. Ce qui est dommage. 
    À chaque fois que les responsables politiques s’impliquent de manière aussi cavalière dans cette grande manifestation culturelle c’est l’échec, à l’arrivée. Mais devrait-on s’attendre à mieux quand le pays est dirigé par un président du compas direct ; ce rythme à deux temps et autant d’accords qui a perverti la musique haïtienne, fondé par le fameux musicien Nemours Jean-Baptiste.
            
Albert Mangonez : L’innovateur
Témoin et acteur de l’émergence d’un langage plastique
Prince Guetjens

Quand l’idée d’inclure des toiles d’une autre écriture  dans l’exposition de la Havane a été arrêtée non sans une réelle résistance de la part de Dewitt Peters, il a fallu quelqu’un pour convaincre l’opinion publique de la logique d’un tel choix. La plume la plus apte à l’époque à remplir cette tâche, tant du point de vue artistique que du point de vue de l’équilibre sociale était celle de l’architecte et sculpteur Albert Mangonez (1917-2002), alors membre du conseil d’administration du Centre d’Art Haïtien.

Albert Mangonez a été  pendant pratiquement soixante ans l’un des créateurs les plus en vue et les plus prolifiques du pays. Il est aussi urbaniste et dès 1955 il lance un cri d’alarme: ”Une ville qui mange, qui boit et qui excrète est condamnée à une catastrophe, si on la laisse à elle-même” Il propose un aménagement urbain de l’espace public. C’est lui qui se lança également dans la vaste entreprise de sauvegarde, à la direction de l’Institut de Sauvegarde du Patrimoine national (ISPAN) des monuments historiques haïtiens: la Citadelle Laferrière, le fort Jacques et Alexandre, la vieille Cathédrale de Port-au-Prince (détruite par une dérive politique), etc. Il est également l’auteur du Marron Inconnu ; l’une des oeuvres charnières du XXe siècle  haïtien. 

Membre fondateur du Centre d’Art, Albert Mangonès est sculpteur 1 et architecte. En 1942 il obtient un diplôme d’architecture à Cornell University et revient en Haïti. Dans un papier paru dans la livraison du 10 mai 1944 de La Nation, il expose la mission du Centre d’Art, il est désigné par le conseil d’administration pour présenter l’exposition des oeuvres du peintre cubain Carlos Enrique qui s’est tenu du 23 avril au 6 mai 1945. Il a rédigé la présentation de l’exposition proposée par Jose Gomez Sicre, de peinture populaire haïtienne à la Havane. Le texte est publié dans la parution de La Phalange en date du 22 mars 1945. Le 18 août 1945, dans Haïti - journal, il donne la réplique à un article polémique dénonçant le mode d’organisation des concours du Centre d’Art.

De l’avis de certains historiens d’art, le texte de soutien de l’exposition de la peinture populaire haïtienne à la Havane serait le premier consacré à la peinture populaire en Haïti. “Les idées qui y sont émises sont à comparer à celle de  Gomez Sicre sur ce type de création. Il convient de chercher  à déceler la manière dont l’auteur s’est employé à acclimater le discours sur l’art populaire à construire l’haïtiannité de cette catégorie d’art”. L’auteur a offert dans cet article un ensemble d’outils, pour appréhender cette écriture nouvelle ayant servi à éclairer le sentier pour la postérité.
Cette haïtiannité traitée par Mangonès dans le texte ne fera pas l’unanimité dans le milieu artistique et sera l’un des sujets de controverse, au cours de ces soixante dernières années dans la production du discours en Haïti. L’auteur ne s’en tiendra pas qu’au seul texte de support et de légitimation paru dans La Phalange. Bien au contraire il prendra soin d’amplifier sa thèse dans l’espace de parole du Centre d’Art : Studio #3 en mars 1946. Cette démarche répond en partie à une remise en question des objectifs premiers du Centre d’Art, qui n’envisageait pas encore de promouvoir la peinture populaire. “ Bien entendu, une fois le principe de cette exposition, acquis, son article de mars 1945 apparaîtra comme un texte prémonitoire, annonçant la grande aventure de l’art populaire”.
La plupart des écrits postérieurs de Mangonez et particulièrement à l’occasion d’une prise de parole en public amplifiée par le magazine Cultura (1992), l’ancien membre bénévole du conseil d’administration du Centre d’Art insistera sur le qualificatif populaire qu’il estime plus conforme que les autres. “ Il avancera aussi quelques hypothèses sur l’avènement de cet art en Haïti, notamment en 1956 dans son intervention au Congrès des artistes et écrivains noirs à Paris, ou encore au début des années 1970, dans des entretiens accordées à Jean-Marie Drot, hypothèses qui seront reprises par ce dernier et par d’autres auteurs”.
Intervenant au 1er Congrès International des écrivains et artistes noirs qui s’est tenu du 19 au 22 septembre 1956 à Paris-Sorbonne, il dit ce qui suit : “ C’est le moment pour moi de céder la place à une éloquence plus convaincante que celle des mots. L’éloquence des couleurs et des formes, l’éloquence de la vision sans détour ni fioriture d’artistes issus d’un peuple témoin de la cause nègre dans le monde (…). Et pour cela, il nous faudra tous refuser la voie que semble vouloir  nous assigner le mercantilisme bigarré du monde actuel. L’Afrique des Musées, des statues mortes, l’Afrique coupée de ses sources vives. L’Afrique que nous revendiquons pour nôtre ne sera pas l’Afrique meurtrie, mais l’Afrique du dépassement, du choix libre de la vie nouvelle, l’Afrique de la vie”.                                                                                                                             
Parallèlement à ses responsabilités au Centre d’Art qui se retrouve être le noeud de la peinture haïtienne pendant plusieurs décennies, Albert Mangonez s’inscrit en dur dans l’histoire de l’architecture en Haïti. Il est le chef de file d’un groupe d’architectes qui a pratiquement révolutionné l’habitat en Haïti pendant la période allant de 1950 à 1990. Il a  sérieusement agi sur l’esthétique globale  dans la construction de l’habitat qui tenait peu compte du climat tropical et de la lumière naturelle.
Albert Mangonez n’a pas vraiment été remercié pour sa contribution à l’émergence de la peinture populaire haïtienne, ni non plus pour son apport à l’émergence d’une nouvelle forme d’habitat en Haïti.
Sculpteur, peintre et architecte, l’artiste très ordonnateur des formes met son talent au service d’une orientation idéologique bien définie qui ne l’a aucunement empêchée de mettre son savoir au service de son époque. Son oeuvre architecturale qui résiste encore aux catastrophes sociales de ces dernières décennies témoigne de l’amour du pays et de la volonté d’innover qui transcendaient le charbon de son crayon. Témoin traversé par les conséquences des préjugés d’une élite inapte qui a poussé à l’échec le Centre d’Art Haïtien, Albert Mangonez fait preuve d’une grande ouverture d’esprit. Il croit fermement que personne n’a le droit de faire de force le bonheur du voisin, quoique cette certitude soit souvent secouée par les dérives d’un pouvoir politique à bout de ressources pour s’accomplir. Il est de ceux qui préfèrent que le monde marche tout seul autour de l’homme, qui se sent poète lorsque son esprit est libéré des contingences. Il croit que ce dernier devient libre dans le plein exercice de ses responsabilités.                 
Mangonez pose  comme prémisse dans sa démarche de construire une ville le bonheur de la famille, cette institution si noble et si précieuse dans le renouvellement du corps social. Rien n’est plus important que la création/construction de la cellule à habiter. Il est comme resté attaché au mythe de la fourmilière humaine, de la ruche, de la Vie des Abeilles de Maeterlinck. C’est chez lui tout un système où se trouvent d’abord à la base la mère, la cellule et la famille. Un ensemble de cellules forme une unité d’habitation. Des unités d’habitation forment une cité, des cités, un monde.
Dans la démarche de Mangonez, on y perçoit par moments celle de Le Corbusier, qui se construit autour du principe que chacun doit être à sa place; qu’il faut l’y maintenir au besoin et qu’ainsi tout le monde est heureux. Les hommes régénérés fondent de gratitude pour ceux qui leur ont préparé leurs cadres de vie. 
Le constructeur  Mangonez revoit la conception Gingerbread (grande maison en bois avec étage terminé par des toits en forme de volutes) qui a ponctué le début du XXème siècle haïtien, non sans en avoir récupéré certains matériaux. Trop aristocrate pour lui permettre d’attérir ses idées à la fois libérales et novatrices, le Gingerbread avec dépendance extérieure pour domestiques sera écarté au profit d’une construction plus en harmonie avec l’environnement naturel et plus respectueux de la dignité humaine. Une maison avec presque pas de murs, à l’intérieur de laquelle l’arbre n’est pas de trop. Une habitation conçue suivant les caprices du terrain qui l’accueille.
Cette volonté d’aller à la rencontre de l’autre caractéristique chez Mangonez ne peut être mieux illustrée que dans la conception de l’église catholique située dans le quartier de Christ-roi, sérieusement endommagée par la catastrophe du 12 janvier 2010.
Contrairement à la place habituelle que l’on confère au prêtre dans la conception traditionnelle des églises, surélevée, marquant une distance claire et nette entre les fidèles et le “représentant” de dieu (le prêtre), dans la conception de l’église de Mangonez, celui-ci cesse d’être un surhomme pour se fondre dans l’assistance, ce qui renforce la fraternité et l’harmonie entre les enfants d’un même dieu.
On sait depuis longtemps qu’au fond de tout système idéologique de construction, ce qui finit par triompher ce n’est pas tant l’ordre naturel, mais le système qui suppose aussi l’abandon des esprits entre les mains de ceux qui sont chargés de l’ordre collectif, et les saines distractions et la vie au grand air. Fort de cette conviction Albert Mangonez propose, des habitats type plein air, qui profitent au mieux de l’éclairage naturel du jour et de la fraîcheur de la nuit.
Albert Mangonez est le chef de file de l’école d’architecture qui a marqué la deuxième moitié du XXè siècle haïtien. Il a participé à la formation de plusieurs générations d’architectes, qui exercent tant en Haïti qu’à l’étranger ainsi qu’à la fondation du Centre d’Art Haïtien. Sa position dans les débats sur la peinture populaire haïtienne est claire et sans équivoque. Il était peut-être l’un des rares à prévoir la réaction de la bourgeoisie au moment d’entériner à côté de DeWitt Peters le choix des populaires pour représenter la peinture haïtienne à la Havane.


lundi 6 février 2012

De Gauguin à Picasso


De Gauguin à Picasso
Le Primitivisme tend à se compromettre
Prince Guetjens

Paysage de Gauguin
Il n’est guère difficile de participer à la production du discours sur le Primitivisme ni même de déblayer, à partir de nouvelles béquilles théoriques, des pans jusqu’ici occultés de ce moment artistique pour le moins ouvert et encore inexploré. Souvent certaines histoires de l’art se contentent de ranger des créateurs pour le moins opposables dans leur conception de l’art dans un même panier. C’est quand il est question de mettre du contenu dans l’ossature préfabriquée par plusieurs siècles de réflexion que les problèmes commencent.
Au début on présentait le Primitivisme comme un remède aux maux de la culture moderne de l’Occident. Mais depuis quelque temps certains auteurs tendent à le montrer plutôt comme un aspect de la maladie.
Deux récits de l’art moderne nous permettent de montrer cette différence d’approche d’un artiste à un autre, sans commune mesure, dans le même courant, à seulement quelques années de distance.
D’abord, Paul Gauguin critiquant la décadence de l’art occidental, met le cap sur la Polynésie en 1891, pour se « retremper dans la nature vierge, de ne voir que des sauvages, de vivre leur vie, sans autre préoccupation que de rendre, comme le ferait un enfant, les conceptions de [son] cerveau avec l’aide seulement des moyens d’art primitifs les seuls bons, les seuls vrais ». Si le désir de régression mal contenu chez Gauguin va déboucher sur cette entorse qu’on nomme moderne, pour « certains civilisés », il permettra aussi à de nouveaux critères de beauté  et de bienséance de voir le jour.
Pour lui, ces artistes qu’il appellent « primitifs » évoluent dans un univers enchanté. Là où un homme dit moderne voit un arbre, ils voient un esprit. Aussi ils ont préservé les structures les plus ancestraux, par quoi l’imagination engendre un univers symbolique. C’est de là qu’il puise le thème des hallucinations superstitieuses pour ses grands tableaux.
Ensuite, Pablo Picasso qui, tout juste trois ans après la mort de Gauguin, entre le printemps et l’été 1907, reçoit une véritable révélation au contact des masques et totems venus d’Afrique et de Polynésie entreposés au musée d’Ethnographie du Trocadéro, parce que justement l’Occident ne les considérait pas comme des œuvres d’art.
Le maître espagnol va reprendre son tableau inachevé Les Demoiselles d’Avignon titré Le Bordel Philosophique au début, et peint de nouveaux éléments, à commencer par le faciès tordu de la gorgone en bas à droite, qui mettent en déroute les impératifs esthétiques et psychologiques de la culture occidentale.
Les Demoiselles d'Avignon de Picasso

Ce tableau remarquable découvre le «cratère toujours incandescent d’où est sorti le feu de l’art présent », selon André Salmon. Il inaugure aussi une approche visuelle qui servira d’intermédiaires à des zones inconnaissables dans les profondeurs les plus irrationnelles de la nature humaine. Ce qui est toutefois dommage, c’est le fait que l’ego de Picasso ne lui ait pas permis d’avouer publiquement sa rencontre fortuite d’avec les masques dans le Musée et chez son ami Henri Matisse.
D’emblée nous devrions constater que les méthodes diffèrent au niveau des deux démarches plastiques en présence ; Gauguin choisit de faire comme les Polynésiens, Picasso s’inspire des masques Africains. Mais la différence ne s’arrête pas là, la création des formes, l’organisation de l’espace, l’agencement des volumes, la schématisation caricaturale vers le cube, le choix dans la répartition de la lumière ainsi que la manière d’y repartir les couleurs sont autant de critères capables de soutenir cette thèse. Mais au-delà de cette affirmation ce que je tiens à démontrer, c’est surtout l’aboutissement des deux travaux pris de manière autonomes.
Quand Gauguin se dit « primitif », il veut surtout dire par là qu’il peint à la manière dont hommes des temps les plus reculés avaient créé les peintures dans les grottes. Au lendemain de son départ de l’Impressionnisme, cette figuration lui a permis de montrer que son graphisme simplifié et les couleurs artificielles « empruntées » des Polynésiens représentent le triomphe de l’imagination sur le regard. Il aimait à dire que son art se fonde sur les similitudes foncières qui existent entre les peuples de toutes les cultures, dans leurs structures mentales communes.
Bien que Picasso n’ait pas eu la grandeur d’âme d’accepter l’influence fracassante des masques Africains sur ce moment artistique qui l’a hissé sur le rebord du monde, le style qu’il peignait avant et les tableaux datant d’après sa visite du Trocadéro pour apprécier les « curiosités » sont là pour le contredire.
Ce qu’il est important de retenir dans les deux cas, c’est le fait que les deux artistes sont parvenus à enrichir l’art Européen à partir des conceptions du monde de certains peuples du Sud. Cette manière de soutenir, que les « primitifs » de la Polynésie peignent comme les premiers artistes de la préhistoire s’inscrit dans une démarche évolutionniste tendant à banaliser la culture de l’autre. Mais aussi à gommer le pillage des richesses des peuples des pays du Sud pour enrichir le Nord.
Toutes proportions gardées, un Picasso reprenant le graphisme des masques Africains, un Gauguin peignant à la manière des Polynésiens ne sont pas totalement différents de l’expédition des Espagnols conduits par Christophe Colomb, avec la bénédiction de l’Eglise catholique venue pour piller l’Amérique et perpétrer le premier génocide d’un pays Européen sur le nouveau monde.

Carnage de Roman Polanski

Carnage de Roman Polanski
Le Cri Sublime d’un Artiste mis en quarantaine

Prince Guetjens
                                                                                     Haiti Liberté New York, 25 Janvier 2012
Une scène de Carnage
Une chose, c’est de mettre en cage un rossignol, une autre c’est de l’empêcher de fasciner par sa voix. Cette image m’a paru adéquate pour introduire un fichier du dernier film de Roman Polanski, sorti le 11 décembre 2011 dernier que j’ai eu le privilège de voir lors de sa grande sortie dans un theater de Manhattan.
L’histoire est, on ne peut plus simple. Dans un jardin public, deux enfants de 11 ans se bagarrent et se blessent. Les parents de la victime demandent à s’expliquer avec les parents du coupable. Rapidement, les échanges cordiaux cèdent le pas à l’affrontement. Ce sujet plutôt léger est une adaptation au cinéma de la pièce de théâtre Française Le Dieu du Carnage (2006) de Yasmina Reza. Ce huit clos entre quatre adultes bourgeois a remporté de nombreux prix dont un Laurence Olivier. La pièce a suscité l’intérêt du cinéaste qui a invité la dramaturge à travailler avec lui sur l’adaptation de l’œuvre en scénario pour le cinéma.
Ce film qui met sur le même plateau de grosses pointures comme Jodie Foster, John C. Reilly, Kate Winslet et Christoph Waltz, ponctue le retour de Roman Polanski d’une longue traversée du désert. Après la petite perle cinématographique The Ghost Writer, le réalisateur fait son retour sur les planches dans une écriture différente enrobée d’une esthétique rare, qui sonne comme le Cri Sublime d’un Artiste mis en quarantaine.
Une scène de Carnage
Cette rencontre entre les familles des deux enfants en conflit va se dérouler sur un fond désabusé, à la fois cynique et hypocrite. Je crois qu’il est bon de souligner que l’Artiste a entamé l’écriture du scénario de Carnage au moment de son assignation à résidence dans un chalet isolé dans l’arrière-pays de la Suisse, au lendemain de son arrestation en 2009 liée à l’affaire Samantha Greimer.
Il est vrai que Carnage laisse suinter une odeur de cynisme, mais il ne faut pas non plus chercher les causes uniquement dans la situation sociale et juridique du réalisateur, puisque cette ambiance perverse a servi de décor pour d’autres films qu’il a signé dans le passé Rosemary’s Baby, La jeune fille et la mort, Lune de fiel. Toutefois, force est de soutenir que le Pianiste qu’on pourrait considérer comme l’une de ses meilleures créations, à travers laquelle il met en exergue le ghetto de Varsovie, qui est un devoir de mémoire est libre de tout sentiment de cynisme et de haine.
Le Réalisateur Roman Polanski
Dans Carnage, le réalisateur a traité et poussé ce sentiment généralement considéré comme négatif à une dimension supérieure qui le rend aimable. On a l’impression, tout à coup, d’aimer le cynisme modelé par la plume de Polanski. Ces quatre parents, réunis dans un salon de New York pour dissiper un léger malentendu résultant d’une violente dispute entre leurs progénitures entamé dans les normes de la bienséance et du savoir-vivre parés d’artifices clinquants dans une attitude d’adultes raisonnables cohérents, sociables vont, au tournant des politesses, se débarrasser de leurs masques encombrants pour exposer à nu la laideur humaine.
Le réalisateur s’est colleté à un travail d’artisan en optant pour le tournage en temps réel. Comme cette manière d’approcher la réalisation l’exige, les acteurs ont bossé comme des chefs deux semaines durant, avant d’affronter le tournage d’une heure et vingt minutes de tension et de stress simulées. Contrairement au tournage de The Ghost Writer, cette fois Polanski avait à sa disposition un champ de cinq pièces dans une maison pour camper. Loin de réduire son champ de manœuvre, le milieu restreint que les circonstances lui ont conféré pour pondre ce petit bijou n’a en rien appétit sa virulence créatrice et sa capacité à pousser ce genre artistique dans ses limites les plus ultimes.
Carnage est un film à voir.