Albert Mangonez : L’innovateur
Témoin et acteur de l’émergence d’un langage plastique
Prince Guetjens
Quand l’idée d’inclure des toiles d’une autre écriture dans l’exposition de la Havane a été arrêtée non sans une réelle résistance de la part de Dewitt Peters, il a fallu quelqu’un pour convaincre l’opinion publique de la logique d’un tel choix. La plume la plus apte à l’époque à remplir cette tâche, tant du point de vue artistique que du point de vue de l’équilibre sociale était celle de l’architecte et sculpteur Albert Mangonez (1917-2002), alors membre du conseil d’administration du Centre d’Art Haïtien.
Albert Mangonez a été pendant pratiquement soixante ans l’un des créateurs les plus en vue et les plus prolifiques du pays. Il est aussi urbaniste et dès 1955 il lance un cri d’alarme: ”Une ville qui mange, qui boit et qui excrète est condamnée à une catastrophe, si on la laisse à elle-même” Il propose un aménagement urbain de l’espace public. C’est lui qui se lança également dans la vaste entreprise de sauvegarde, à la direction de l’Institut de Sauvegarde du Patrimoine national (ISPAN) des monuments historiques haïtiens: la Citadelle Laferrière, le fort Jacques et Alexandre, la vieille Cathédrale de Port-au-Prince (détruite par une dérive politique), etc. Il est également l’auteur du Marron Inconnu ; l’une des oeuvres charnières du XXe siècle haïtien.
Membre fondateur du Centre d’Art, Albert Mangonès est sculpteur 1 et architecte. En 1942 il obtient un diplôme d’architecture à Cornell University et revient en Haïti. Dans un papier paru dans la livraison du 10 mai 1944 de La Nation, il expose la mission du Centre d’Art, il est désigné par le conseil d’administration pour présenter l’exposition des oeuvres du peintre cubain Carlos Enrique qui s’est tenu du 23 avril au 6 mai 1945. Il a rédigé la présentation de l’exposition proposée par Jose Gomez Sicre, de peinture populaire haïtienne à la Havane. Le texte est publié dans la parution de La Phalange en date du 22 mars 1945. Le 18 août 1945, dans Haïti - journal, il donne la réplique à un article polémique dénonçant le mode d’organisation des concours du Centre d’Art.
De l’avis de certains historiens d’art, le texte de soutien de l’exposition de la peinture populaire haïtienne à la Havane serait le premier consacré à la peinture populaire en Haïti. “Les idées qui y sont émises sont à comparer à celle de Gomez Sicre sur ce type de création. Il convient de chercher à déceler la manière dont l’auteur s’est employé à acclimater le discours sur l’art populaire à construire l’haïtiannité de cette catégorie d’art”. L’auteur a offert dans cet article un ensemble d’outils, pour appréhender cette écriture nouvelle ayant servi à éclairer le sentier pour la postérité.
Cette haïtiannité traitée par Mangonès dans le texte ne fera pas l’unanimité dans le milieu artistique et sera l’un des sujets de controverse, au cours de ces soixante dernières années dans la production du discours en Haïti. L’auteur ne s’en tiendra pas qu’au seul texte de support et de légitimation paru dans La Phalange. Bien au contraire il prendra soin d’amplifier sa thèse dans l’espace de parole du Centre d’Art : Studio #3 en mars 1946. Cette démarche répond en partie à une remise en question des objectifs premiers du Centre d’Art, qui n’envisageait pas encore de promouvoir la peinture populaire. “ Bien entendu, une fois le principe de cette exposition, acquis, son article de mars 1945 apparaîtra comme un texte prémonitoire, annonçant la grande aventure de l’art populaire”.
La plupart des écrits postérieurs de Mangonez et particulièrement à l’occasion d’une prise de parole en public amplifiée par le magazine Cultura (1992), l’ancien membre bénévole du conseil d’administration du Centre d’Art insistera sur le qualificatif populaire qu’il estime plus conforme que les autres. “ Il avancera aussi quelques hypothèses sur l’avènement de cet art en Haïti, notamment en 1956 dans son intervention au Congrès des artistes et écrivains noirs à Paris, ou encore au début des années 1970, dans des entretiens accordées à Jean-Marie Drot, hypothèses qui seront reprises par ce dernier et par d’autres auteurs”.
Intervenant au 1er Congrès International des écrivains et artistes noirs qui s’est tenu du 19 au 22 septembre 1956 à Paris-Sorbonne, il dit ce qui suit : “ C’est le moment pour moi de céder la place à une éloquence plus convaincante que celle des mots. L’éloquence des couleurs et des formes, l’éloquence de la vision sans détour ni fioriture d’artistes issus d’un peuple témoin de la cause nègre dans le monde (…). Et pour cela, il nous faudra tous refuser la voie que semble vouloir nous assigner le mercantilisme bigarré du monde actuel. L’Afrique des Musées, des statues mortes, l’Afrique coupée de ses sources vives. L’Afrique que nous revendiquons pour nôtre ne sera pas l’Afrique meurtrie, mais l’Afrique du dépassement, du choix libre de la vie nouvelle, l’Afrique de la vie”.
Parallèlement à ses responsabilités au Centre d’Art qui se retrouve être le noeud de la peinture haïtienne pendant plusieurs décennies, Albert Mangonez s’inscrit en dur dans l’histoire de l’architecture en Haïti. Il est le chef de file d’un groupe d’architectes qui a pratiquement révolutionné l’habitat en Haïti pendant la période allant de 1950 à 1990. Il a sérieusement agi sur l’esthétique globale dans la construction de l’habitat qui tenait peu compte du climat tropical et de la lumière naturelle.
Albert Mangonez n’a pas vraiment été remercié pour sa contribution à l’émergence de la peinture populaire haïtienne, ni non plus pour son apport à l’émergence d’une nouvelle forme d’habitat en Haïti.
Sculpteur, peintre et architecte, l’artiste très ordonnateur des formes met son talent au service d’une orientation idéologique bien définie qui ne l’a aucunement empêchée de mettre son savoir au service de son époque. Son oeuvre architecturale qui résiste encore aux catastrophes sociales de ces dernières décennies témoigne de l’amour du pays et de la volonté d’innover qui transcendaient le charbon de son crayon. Témoin traversé par les conséquences des préjugés d’une élite inapte qui a poussé à l’échec le Centre d’Art Haïtien, Albert Mangonez fait preuve d’une grande ouverture d’esprit. Il croit fermement que personne n’a le droit de faire de force le bonheur du voisin, quoique cette certitude soit souvent secouée par les dérives d’un pouvoir politique à bout de ressources pour s’accomplir. Il est de ceux qui préfèrent que le monde marche tout seul autour de l’homme, qui se sent poète lorsque son esprit est libéré des contingences. Il croit que ce dernier devient libre dans le plein exercice de ses responsabilités. Mangonez pose comme prémisse dans sa démarche de construire une ville le bonheur de la famille, cette institution si noble et si précieuse dans le renouvellement du corps social. Rien n’est plus important que la création/construction de la cellule à habiter. Il est comme resté attaché au mythe de la fourmilière humaine, de la ruche, de la Vie des Abeilles de Maeterlinck. C’est chez lui tout un système où se trouvent d’abord à la base la mère, la cellule et la famille. Un ensemble de cellules forme une unité d’habitation. Des unités d’habitation forment une cité, des cités, un monde.
Dans la démarche de Mangonez, on y perçoit par moments celle de Le Corbusier, qui se construit autour du principe que chacun doit être à sa place; qu’il faut l’y maintenir au besoin et qu’ainsi tout le monde est heureux. Les hommes régénérés fondent de gratitude pour ceux qui leur ont préparé leurs cadres de vie.
Le constructeur Mangonez revoit la conception Gingerbread (grande maison en bois avec étage terminé par des toits en forme de volutes) qui a ponctué le début du XXème siècle haïtien, non sans en avoir récupéré certains matériaux. Trop aristocrate pour lui permettre d’attérir ses idées à la fois libérales et novatrices, le Gingerbread avec dépendance extérieure pour domestiques sera écarté au profit d’une construction plus en harmonie avec l’environnement naturel et plus respectueux de la dignité humaine. Une maison avec presque pas de murs, à l’intérieur de laquelle l’arbre n’est pas de trop. Une habitation conçue suivant les caprices du terrain qui l’accueille.
Cette volonté d’aller à la rencontre de l’autre caractéristique chez Mangonez ne peut être mieux illustrée que dans la conception de l’église catholique située dans le quartier de Christ-roi, sérieusement endommagée par la catastrophe du 12 janvier 2010.
Contrairement à la place habituelle que l’on confère au prêtre dans la conception traditionnelle des églises, surélevée, marquant une distance claire et nette entre les fidèles et le “représentant” de dieu (le prêtre), dans la conception de l’église de Mangonez, celui-ci cesse d’être un surhomme pour se fondre dans l’assistance, ce qui renforce la fraternité et l’harmonie entre les enfants d’un même dieu.
On sait depuis longtemps qu’au fond de tout système idéologique de construction, ce qui finit par triompher ce n’est pas tant l’ordre naturel, mais le système qui suppose aussi l’abandon des esprits entre les mains de ceux qui sont chargés de l’ordre collectif, et les saines distractions et la vie au grand air. Fort de cette conviction Albert Mangonez propose, des habitats type plein air, qui profitent au mieux de l’éclairage naturel du jour et de la fraîcheur de la nuit.
Albert Mangonez est le chef de file de l’école d’architecture qui a marqué la deuxième moitié du XXè siècle haïtien. Il a participé à la formation de plusieurs générations d’architectes, qui exercent tant en Haïti qu’à l’étranger ainsi qu’à la fondation du Centre d’Art Haïtien. Sa position dans les débats sur la peinture populaire haïtienne est claire et sans équivoque. Il était peut-être l’un des rares à prévoir la réaction de la bourgeoisie au moment d’entériner à côté de DeWitt Peters le choix des populaires pour représenter la peinture haïtienne à la Havane.